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Au Brésil, la débâcle du football de gauche
Les Brésiliens sont appelés aux urnes pour déterminer qui les dirigera pendant les quatre prochaines années. Nombre de footballeurs locaux soutiennent le président sortant Jair Bolsonaro.
Si, à quelques jours du second tour, l’élection brésilienne est plus incertaine que jamais, le match de l’instrumentalisation du football est, lui, déjà plié depuis longtemps. Avantage net au président sortant, Jair Bolsonaro, qui a réussi à mobiliser des soutiens de poids dans le monde du ballon rond. Neymar, Lucas Moura, Rivaldo ont ainsi déclaré leur flamme au leader d’extrême droite, sans compter Romário, qui a carrément été réélu triomphalement sénateur de Rio sous sa bannière, le 2 octobre. Même si d’autres légendes du football brésilien comme Ronaldinho ou Kaká, qui lui avaient apporté leur soutien lors de l’élection de 2018, se font désormais plus discrets, Bolsonaro reste largement le plus populaire parmi les joueurs professionnels et les dirigeants de club. Un succès qui s’explique à la fois par la stratégie et les valeurs portées par le Donald Trump des tropiques.
Le maillot auriverde, symbole de soutien à Bolsonaro
« Bolsonaro sert les intérêts des élites et de certains secteurs économiques, dont celui du football, explique Frédéric Louault, directeur du Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL) de l’université libre de Bruxelles (ULB) et spécialiste du Brésil. Neymar, c’est au moins en partie cela. La lourde amende que lui a infligée le fisc brésilien a été annulée grâce à Bolsonaro. Il a par exemple fait la même chose avec les dettes des églises évangéliques. » Le large soutien dont bénéficie l’homme au slogan évocateur ( « Dieu, patrie, famille » ) n’est toutefois pas qu’intéressé. « Les joueurs ne le soutiennent pas parce qu’il est d’extrême droite, mais plutôt parce qu’ils partagent avec lui certaines valeurs, religieuses, familiales, de lutte contre l’insécurité, de rapport aux armes ou de lutte affichée contre la corruption », confirme Frédéric Louault.
Jair Bolsonaro, en mode supporter de Palmeiras.
Comble du populisme footballistique, le fossoyeur de la forêt amazonienne a même réussi à jeter le grappin sur la liquette de l’équipe nationale. « Maintenant, j’évite de sortir avec mon maillot de la Seleção, explique Marcelin Chamoin, auteur spécialiste du Brésil et résidant actuellement à Rio. Les supporters de Bolsonaro se le sont tellement approprié dans toutes les manifestations qu’ils ont pu faire, qu’il est désormais très marqué politiquement. Je préfère sortir avec le deuxième maillot pour passer inaperçu. »On peut déplorer le cynisme du président sortant, qui n’a de cesse d’enfiler tous les maillots de clubs professionnels ou amateurs qui lui tombent sous la main, pour mieux draguer le chaland. On peut aussi s’interroger sur la manifeste incapacité de la gauche et de son candidat, Lula, à résister à cette instrumentalisation éhontée.
Le discours de Lula ne passe plus
L’ancien président (2003-2011) n’est pourtant pas le dernier à jouer avec le sport national, lui qui a été jusqu’à commenter pour la télévision brésilienne le Mondial 2018 en direct depuis la cellule où il était incarcéré pour corruption – les charges qui pesaient contre lui ont depuis été abandonnées. Force est toutefois de constater que ses soutiens font pâle figure à côté de ceux de son rival. Parmi eux, seulement une poignée de joueurs en activité, avec le jeune Paulinho du Bayer Leverkusen comme seul supporter déclaré sur le continent européen. « Les joueurs actuels sont éloignés du peuple, ont mis leurs familles à l’abri, mais continuent de craindre la violence, à laquelle la gauche n’apparaît pas comme une solution à leurs yeux, tranche Marcelin Chamoin. Ils entrent très tôt en centre de formation, manquent d’éducation et de conscience politique, et ne sont donc pas réceptifs au discours de Lula. » Le programme de l’homme politique de 76 ans n’a par ailleurs pas de quoi faire rêver les jeunes, qui étaient encore enfants pendant ses premiers mandats. « L’ambition est assez limitée, confirme Frédéric Louault. Il propose de reconstruire ce qu’il avait bâti au début du XXIe siècle et qui a, depuis, été dilapidé. Il considère que le Brésil allait bien d’un point de vue économique, social, international, avec 30 millions de personnes sorties de la pauvreté grâce à la redistribution et veut refaire pareil. »Ajouté à cela l’odeur de corruption qui colle à la peau du Partido dos Trabalhadores (PT), on comprend mieux pourquoi les jeunes footballeurs brésiliens, peu affectés par la politique environnementale, sanitaire ou sociale de Bolsonaro, renâclent à soutenir Lula.
Lula avec Pelé, en 2008.
Le discours de Lula touche certes plus les anciens, avec l’appui de Juninho, Walter Casagrande ou encore Raí, qui a affiché son soutien lors de la cérémonie du Ballon d’or. « Raí n’était pas un proche de Lula jusque-là, note toutefois le chercheur de l’ULB. Il incite à voter pour lui bien plus pour défendre la démocratie que pour s’engager en faveur du candidat. On peut, dans une certaine mesure, dire la même chose de Casagrande, bien que son engagement politique soit plus clair. Il faut se souvenir que Lula a déçu les footballeurs de gauche pendant ses deux premiers mandats. Alors que beaucoup l’incitaient à prendre des mesures pour démocratiser la confédération brésilienne (CBF) et lutter contre la corruption en son sein, ce travail n’a jamais abouti, en partie parce que Lula a dû s’appuyer sur les acteurs existants pour obtenir l’organisation de la Coupe du monde 2014. » Le divorce entre football et gauche, global et profond, ne peut toutefois être imputé au seul Lula, et marque indubitablement une « rupture avec l’imaginaire de la politisation à gauche du football brésilien », selon l’expression de Frédéric Louault.
La « Démocratie corinthiane » , parenthèse éphémère
Instrumentalisé à fond par la dictature militaire (1964–1985), le ballon rond s’était en effet subitement mué en vecteur d’éveil politique et de mouvement de contestation avec la fameuse « Démocratie corinthiane » au début des eighties. La période d’autogestion du club des Corinthians et de politisation des esprits portée par Sócrates, Casagrande, Wladimir et Zé Maria, s’est ainsi élevée au rang de mythe du football populaire, internationalement connu. Une expérience toutefois sans lendemain, ou presque. « On peut parler d’accident heureux de l’histoire, avec une conjonction de joueurs talentueux et politisés et d’un contexte de lutte contre un régime autoritaire, explique Frédéric Louault. Cela a eu un vrai impact à l’époque, et il y a eu des articulations avec l’émergence du PT lors de la démocratisation, sous l’impulsion de Sócrates, mais le phénomène est resté assez limité. Il a aussi voulu éduquer politiquement les jeunes footballeurs, en tant que joueurs puis entraîneurs, mais la perspective n’a pas trouvé beaucoup d’écho. »
Le docteur Socrates.
Après ce bref soubresaut mythifié, le football brésilien est revenu à son état de passion nationale gouvernée par les intérêts privés et dépourvue de sens politique, malgré l’arrivée au pouvoir d’un nostalgique de la dictature militaire. Seuls les supporters, ou en tout cas, ceux des Corinthians, ont continué d’incarner une opposition de gauche dans le football, manifestant contre la destitution de Dilma Rousseff en 2016 ou contre la politique sanitaire de Bolsonaro en 2021. Pas de quoi faire oublier l’échec de la gauche à se saisir du ballon rond, au Brésil comme ailleurs.
Quand le mot « Pérou » déclenche le fou rire des Brésiliens en conférence de pressePar Mathieu Solal
Tous propos recueillis par MS.